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Catégorie : Personnalités de la musique

On doit au poète portugais Miguel Torga (1907-1995) ce fameux aphorisme : "L’universel, c’est le local moins les murs." Cette pensée me traverse l’esprit à chaque fois que j’entends des musiques plus rayonnantes que la moyenne. Des musiques qui, surgissant des secrètes profondeurs de leur auteur, parviennent à se projeter loin au-delà de leur berceau originel, à franchir les frontières du cœur qui les a vues naître et à embrasser le vaste monde des hommes. Ces musiques-là savent relier instinctivement l’intimité de leur créateur et celle de chacun de leurs auditeurs : elles méritent plus que tout autre le qualificatif de "populaires", car leur signature est à la fois unique et lisible par le plus grand nombre.

La musique de Susheela Raman appartient à cette catégorie rare : elle postule que la part la plus irréductible de soi est encore ce qu’il y a de plus précieux à offrir en partage. Susheela n’est pas l’ambassadrice d’un style ni d’une école : elle s’exprime dans une langue éminemment personnelle, qu’elle a forgée au creux d’elle-même au fil du temps et d’un parcours partagé entre trois continents – l’Australie, l’Inde et l’Europe. Elle ne s’adresse pas à un public déterminé, trié selon des critères d’âge, de nationalité ou d’appartenance à une quelconque secte musicale. Elle ne s’arrête pas à ces distinctions entre world, rock, folk ou soul que les marchands de disques ont si méthodiquement mises en place. Dans un monde qui tend à uniformiser les sensibilités et à standardiser les goûts, sa libre parole résonne avec une pénétrante acuité.

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Ma première rencontre avec Susheela Raman date de 2001, dans un petit restaurant éthiopien de Londres. J’étais curieux de découvrir cette chanteuse inconnue au bataillon, dont le premier album, Salt Rain, révélait un caractère vocal affirmé et un univers pleinement formé. A ses côtés figurait son guitariste et compagnon Sam Mills, également producteur du disque. Tous deux me racontèrent comment, trois années durant, ils avaient patiemment élaboré leurs chansons dans leur appartement londonien. Leurs chemins s’étaient croisés alors que Susheela se produisait avec le groupe Joi, porte-drapeau de la fusion entre musiques indiennes et sons électroniques. Ancien membre du groupe 23 Skidoo, qui ouvrit au début des années 80 le post-punk aux influences africaines ou asiatiques, Sam, lui, venait de co-signer avec le chanteur bengali Paban Das Baul le formidable album Real Sugar et collaborait avec le groupe Tama. Dans le creuset de leurs expériences communes, ils surent créer une écriture inédite, puisant à la fois dans la tradition savante de la musique carnatique du Sud de l’Inde, dans l’énergie animale d’un blues décliné sous toutes ses formes - de la folk aux musiques africaines, du funk au rock - et dans l’immédiateté mélodique de la pop (incarnée ici par l’irrésistible Maya). A l’écart du monde, ils trouvèrent la formule alchimique d’un langage qui n’appartenait qu’à eux, mais qui pouvait être adopté par des musiciens de tous horizons. La présence sur Salt Rain d’instrumentistes londoniens et parisiens d’origines très variées (le Français Vincent Segal, le Camerounais Hilaire Penda, le Guinéen Djanuno Dabo, l’Indien Aref Durvesh, le Grec Manos Achalinotopoulos…), confirmait du reste que leur art était bel et bien voué à s’épanouir au-delà du périmètre secret dans lequel il avait été conçu. Avec Susheela et Sam, il apparaissait clairement que l’universel était bien "le local moins les murs".

Susheela retraça ce jour-là pour moi le chemin sinueux et cahoteux qui l’avait menée jusqu’aux rivages harmonieux de Salt Rain. Sa naissance à Londres, puis son enfance en Australie, baignée dans le respect pour la culture tamoule et pour la musique carnatique inculqué par ses parents – lesquels, comme tant de migrants, s’accrochaient à leurs racines pour mieux résister aux fortes turbulences de l’exil. Sa soudaine rebellion à l’heure troublée de l’adolescence, qui la vit rejeter ce patrimoine familial et s’abandonner au sein d’un groupe de Sydney aux vertiges et à la haute énergie du blues, du rock ou du funk. Le traumatisme qu’elle subit en 1994 avec la perte brutale de sa voix, puis la renaissance qu’elle vécut en Inde sous l’égide de Shruti Sadolikar, haute figure de la musique hindoustanie qui lui révéla la nature profonde de son chant – plus doux, plus grave, moins forcé. 

Susheela Raman
© Andrew Catlin

Enfin sa récupération progressive de l’héritage carnatique, qu’elle se réappropria par petites touches en compagnie de Sam, sans renier pour autant son attachement à la culture occidentale ni freiner sa curiosité pour des expressions musicales du monde entier.

Au gré de ce parcours, la jeune femme aura trouvé une forme d’équilibre, qu’elle aura toujours redéfini et remis en jeu de disque en disque, de concert en concert : l’équilibre fragile et mouvant d’un être humain dont l’identité s’est bâtie sur un terrain composite et accidenté, et qui sait que son périple initiatique n’aura jamais de fin. C’est pourquoi ce best-of offre aujourd’hui bien plus que la rétrospective d’un exemplaire début de carrière, jalonné par quatre albums riches de multiples expériences musicales. Il raconte surtout l’histoire d’une femme qui, loin d’étouffer tous les tiraillements intérieurs qui l’ont à la fois perturbée et construite, a au contraire voulu les assumer, les exposer en pleine lumière, les comprendre pour mieux les convertir en forces motrices et positives. "Il y a toujours des conflits en moi, me dira-t-elle en 2005. J’ai même l’impression qu’ils s’intensifient au fur et à mesure que j’explore de plus en plus profondément les traditions indiennes. En réalité, je crois que mon but n’est pas de les résoudre : je veux au contraire continuer le combat. Je trouve intéressant d’être pétri de contradictions, il me semble que c’est le ferment même de la vie."
 



Cette conviction-là, Susheela Raman et Sam Mills n’ont cessé de la réaffirmer depuis Salt Rain, tout en lui donnant de nouveaux reliefs. Suivant la pente naturelle de leurs désirs, ils ont considérablement creusé, agrandi et enrichi le terrain de jeu musical qu’ils s’étaient ouverts il y a dix ans. Avec Love Trap (2003), ils ont ainsi à la fois étendu leur horizon sonore (jusqu’à l’Ethiopie, la République de Tuva ou l’Andalousie), prolongé leur exploration du patrimoine musical indien (le morceau Sarasa, composé deux cents ans plus tôt par le légendaire Tyagaraja) et élargi leur cercle musical, avec notamment les participations remarquées de l’ancien batteur de Fela Tony Allen, du pianiste flamenco David Dorantes ou d’Albert Kuvezin, chanteur du groupe Yat-Kha, dont on peut entendre la voix sépulcrale dans Amba.

Avec Music for Crocodiles (2005), enregistré en grande partie à Madras avec des musiciens traditionnels indiens, ils ont joué avec talent la carte de la confrontation des langages, des époques et des styles, en mêlant vieux chants rituels carnatiques (tel Sharavana), folksongs épurées (telle What Silence Said) et brûlots soul-funk. Revenant à une formule nettement plus resserrée, ils se sont enfin offerts avec 33 1/3 (2007) un moment d’introspection privilégié, en rendant hommage aux songwriters illustres et aux grands aventuriers du rock qui les ont marqués - en témoignent ici les relectures magnifiquement dépouillées de Like a Rolling Stone (Bob Dylan), Voodoo Chile (Jimi Hendrix) et I’m Set Free (Velvet Underground). Sous la surface apparemment disparate de leur discographie – augmentée sur cette compilation par la version du Waiting in Vain de Bob Marley que Susheela interpréta sous la houlette du musicien, DJ et producteur Karsh Kale - courent en réalité les lignes de force d’une musique qui véhicule de très profondes idées. Une musique où le passé le plus reculé prolonge le présent au moins autant qu’il le précède, et où différentes cultures peuvent librement se côtoyer et se frotter vigoureusement les unes aux autres.

Le monde n’existe réellement que par les dimensions que le regard, le cœur et la mémoire des hommes veulent bien lui donner. Susheela Raman et Sam Mills l’ont bien compris, eux qui ont créé un univers à leur mesure en conjuguant leurs passion pour les langues musicales, les voyages, les rencontres et l’histoire. Avec eux, il est aisé de comprendre que la musique est davantage qu’un plan de carrière ou qu’un divertissement pour les masses : c’est un usage intense du monde. "J’ai toujours voulu goûter pleinement la vie, me confiait Susheela en 2003, vivre à fond chaque expérience, quitte à en payer le prix, à être blessée, à me retrouver dans des situations impossibles… On peut vivre sa musique en se protégeant, mais mon caractère m’amène au contraire plutôt à m’exposer, à prendre tout ce que la musique donne, y compris la souffrance, la douleur. J’ai ce besoin impérieux de vraiment ressentir les choses de l’existence, dans la joie comme dans la tristesse. Je crois qu’au bout du compte, cette approche apporte une sorte de maturité."

Discographie
Vel (2011)
Raise Up (2010)
33 13 (2007)
Music For Crocodiles (2005)
Love Trap (2003)
Salt Rain (2001)

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