Qui sait donc que l’Inde, plus qu’aucun autre pays au monde, a accordé une place essentielle à la femme au point que la moitié des divinités hindoues sont féminines, et que la nation elle-même est femme : "Mother India", la mère Inde ? Manish Jhâ, jeune réalisateur de 24 ans à l’époque du tournage de Matrubhoomi, doit probablement se demander comment son pays en est arrivé là, en lisant un rapport de l’UNESCO faisant état d’un manque de 50 millions de femmes pour cause d’infanticide dans son pays. La naissance d’une fille est considérée dans certaines régions de l’Inde, comme une malédiction. Prenant la caméra comme d’autres prennent les armes, il s’attache à dénoncer l’accablante situation des femmes au travers d’un conte réaliste d’une extrême cruauté.
Ouvrant son récit d’un superbe plan-séquence d’une femme accouchant d’une fille, que l’on noie dans un baril de lait (prémonition d’une fatalité tragique), l’Inde rurale de Manish Jhâ est un monde composé d’hommes prêts à payer cher pour trouver une épouse, les femmes ayant quasiment disparu. Il nous présente non sans humour, des hommes frustrés, asservis à leurs désirs, dont la moindre apparition d’une figure féminine (la séquence du spectacle chanté par le travesti, clin d’oeil aux Boollywooderies) suscite une frénétique excitation. Une séquence dénonçant ironiquement les tradition d’un pays qui respecte plus ses vaches (sacrées), que la femme même, montre un homme allant se soulager dans une ferme, auprès d’une de ces bêtes, après avoir vu un film érotique sur une vieille télé monochrome à l’image tremblotante.
La première partie, volontiers légère présente le portrait d’une société traditionnelle, composée d’hommes brutaux, soulageant leur libido par tous moyens : pornographie, homosexualité, zoophilie. Alors que Ramcharan, homme d’une caste supérieure et père de cinq enfants, déplore ne pouvoir marier aucun de ses fils, le prêtre Jagannath découvre par hasard Kalki, une jeune fille chantant près d’un lac. La suivant, il convainc le père, moyennant une somme d’argent importante, de marier sa fille. Kalki se retrouve ainsi promise à l’aîné, mais ses frères étant si désespérés, elle devient l’épouse des cinq, chacun choisissant un jour de la semaine pour profiter de sa compagnie. La pauvre fille se retrouve vite abusée par les frères, ainsi que son beau père, qui la violent sans considération. Le seul à lui manifester de la tendresse est le fils cadet Sooraj. Mais leur complicité suscite l’ire des autres frères qui tuent Sooraj. Commence alors un long calvaire pour Kalki, aux mains de ses bourreaux, mais aussi victime d’une tragique guerre de caste.
Manish Jhâ a visiblement décidé de heurter notre sensibilité dans le but fort louable de dénoncer une situation des plus effrayantes : la condition des femmes dans l’Inde rurale. En Inde, on recense cinq terribles affronts dont sont victimes les femmes : la coutume du sati (l'épouse se jette sur le bûcher funéraire de son mari), l’infanticide, le sort des veuves, les mariages d’enfants et l’impact de l’Islam. Prenant comme point de départ le constat de la pratique infanticide sur les nouveau-nés filles, il imagine une fable, sorte d’anticipation extrême d’un futur (probable ?) où les femmes auraient disparu.
Grâce à la photographie et au sens de la composition de Venu Gopal, il accentue le réalisme des images, tout en y mêlant la beauté et la poésie d’une Inde mythique. En maître du plan-séquence qu’il utilise à merveille pour suggérer plus que montrer, il dépeint la lente dégradation d’une femme dont la qualité même d’être humain est niée par l’homme. Les seuls qui feront preuve d’une moindre tendresse envers elle, le fils cadet et le jeune serviteur, seront brutalement tués, coupables de compassion. Après tant d’abus, Kalki finit effectivement par perdre toute humanité ; et tel un cadavre livide et souillé, ne réagit plus à la moindre infortune. Seul l’approche de son accouchement, fruit de son humiliation, marquera son réveil. C’est d’ailleurs la seule fois où l’homme fera preuve d’une hypocrite humanité, ceci dans le seul but de réclamer la paternité d’un hypothétique mâle dont il rêve. Si la dernière femme est l’avenir de l’homme, celui-ci semble bien incapable d’en prendre conscience. Prisonniers des traditions et des coutumes, les hommes sont voués à la barbarie et à l’autodestruction. Chez Manish Jhâ, le mythe rejoint aussi la réalité. La déesse Draupadi est mariée à cinq frères dans l’épique récit du Mahabharata ; et le nom Kalki qui est l’incarnation de la déesse Vishnou, sauveur du Monde.
Bien qu’évitant le piège de la complaisance et du larmoyant, la démonstration tourne parfois à la surenchère, notamment dans la répétition incessante des viols. La caméra ne montre rien qu’un pantalon baissé, ou une file d’hommes attendant leur tour, mais le malaise est d’autant plus grand, parfois jusqu’à l’écoeurement. On comprend assez vite le but de la démonstration, sans qu’il soit utile d’en rajouter. Le film glisse habilement du portrait humoristique de la gente masculine à la tragédie, puis à l’horreur. Manish Jhâ s’est attaqué à un sujet brûlant et ambitieux, au risque de choquer. Mais le scénario, au récit linéaire sans temps morts, brasse trop large. Il introduit une histoire de vengeance, dénonciation des luttes de castes, dont Kalki est une nouvelle fois la victime expiatoire, qui dilue le propos initial et devient un prétexte à la fin naïvement optimiste du film : la fille de Kalki est née, toutes deux sauvées de la mort par le jeune domestique, la mère esquissant un sourire.
Ces quelques maladresses, à mettre sur le compte de la jeunesse, ne doivent pas occulter la découverte d’un réalisateur prometteur, capable de confronter le spectateur à la brutalité d’une situation emblématique des femmes, dans une Inde qui oscille entre féodalisme et arme nucléaire, téléphones portables et misère.
Entretien avec Manish Jhâ
On pourrait qualifier votre film de féministe. Comment un homme, élevé en Inde, éduqué dans la culture de la domination masculine, peut-il faire un tel film ?
J’ai eu la chance d’être élevé par ma mère, une femme illettrée mais très intelligente, très forte. Mon père, souvent absent parce qu’il voyageait, la respectait. Pourtant, dès que je sortais de chez moi, je voyais ce qui se passait dans la rue. Les femmes exhalaient la peur, la réserve, la soumission. Je ne comprenais pas. J’étais choqué aussi par ce que les garçons du collège infligeaient à ma sœur : les mains aux fesses, les attouchements. Je ne comprenais pas. Chez moi, ça ne se passait pas comme ça. Mais si j’avais vu mon père battre ma mère, la maltraiter, l’insulter, j’aurais certainement perpétué ce modèle, comme la plupart des autres hommes indiens.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma ?
Il y a un aspect de la culture indienne que je déteste. Il faut être dans le moule,devenir informaticien ou médecin. Moi, je voulais être moi-même. Je n’imagine pas que je vais changer le monde,mais le cinéma est un média puissant. Certains films ont le pouvoir de transformer votre regard : vous n’êtes plus la même personne après les avoir vus.
Avez-vous enquêté avant d’écrire le scénario ?
Vous savez, j’observe la misère des femmes dans mon pays depuis que je suis né. J’ai grandi dans ce contexte émotionnel. Un film se fait autant avec l’esprit, qu’avec le cœur. Tous les indiens savent que dans certains états, la pénurie de femmes est telle qu’on achète des épouses dans les états voisins, et que parfois même plusieurs frères finissent par se partager la même épouse. Ce n’est pas de la pure fiction. Il est parfois si problématique de trouver une femme que les familles passent outre les barrières des castes et des revenus.
Au Festival de Toronto, on vous a reproché de nuire à l’image de votre pays.
Notre pays est si pauvre que la préoccupation majeure des gens est l’accès à la nourriture, à l’eau, à l’électricité. Je ne les blâme pas,mais la lutte pour la survie relègue tout le reste à l’arrière-plan. Et le reste, c’est ce qui fait de nous des êtres humains. Nous sommes capables de fabriquer des avions et des téléphones mobiles, mais aux yeux de certains les femmes valent moins que ces objets. Pourtant, une femme, comme tout être humain, a le pouvoir de nous émouvoir, de nous toucher.
Outre le thème de l’infanticide qui ouvre le film, vous dépeignez une misère sexuelle extrême...
Le sexe est un problème crucial en Inde, la tension sexuelle est palpable. Mon film montre sur quoi débouche toute cette tension. Tous les gamins de 12-13 ans vont voir des films porno, parce que le sexe est si tabou qu’ils ne peuvent questionner personne. La sexualité se résume pour eux à la toute puissance de l’homme et la soumission de la femme. Ce qui se passe avant et après le rapport sexuel, le lien amoureux, la tendresse, ils n’imaginent même pas que cela puisse exister.
Et l’image de la femme dans le Bollywood ?
Pour moi, le Bollywood est encore plus dangereux que le porno. Le porno est stupide, il ne provoque aucune réflexion. Le Bollywood est bien plus pernicieux parce qu’il met en place des normes auxquelles se réfèrent les spectateurs indiens : les femmes ont de gros seins et sont traitées comme des objets. Une femme qui fume ou qui boit est une putain. Ce n’est pas bon pour un enfant de grandir dans des schémas pareils.
Dans votre film, presque tous les hommes sont misogynes, et dépravés. Il n’y a que trois personnages masculins à visage humain : l’un des frères qui très vite, va disparaître, et deux jeunes garçons d’une douzaine d’années. Que représentent ces jeunes garçons ?
Je voulais souligner le fait que tous les hommes naissent purs. Un violeur ne naît pas violeur, il le devient. L’enfance n’est pas corrompue. Les parents ont une grande responsabilité,mais comment voulez-vous que des familles si pauvres éduquent cinq enfants, alors qu’elles n’ont pas de quoi les nourrir ? Les enfants sont élevés hors de chez eux par la société. Cette même société qui supprime et punit les femmes. Mon film décrit une situation sans espoir, une société perdue.
Sauf que...
Sauf que cette femme martyrisée, violée, détruite par tous les hommes qui l’approchent va mettre au monde une fille. Peu importe qui est le père, cette petite fille porte l’espoir. Elle s’appelle Kalki. Dans la mythologie indienne, Kalki naît alors que tout a été détruit. Elle symbolise la renaissance après le chaos, elle annonce un nouveau commencement. Kalki, c’est l’espoir.
Le film s’ouvre sur la naissance d’une petite fille qui n’aura pas le droit de vivre, et se ferme sur une autre naissance. Que va-t-il arriver à Kalki ?
C’est la question que je pose. Le sort de cette petite fille est entre nos mains. En Inde,mais aussi dans le monde entier.A nous de construire une société qui lui offrira la possibilité de vivre sa vie.
Votre film est un acte militant ?
C’est un cri de colère. Mon court-métrage était un message silencieux. “Matrubhoomi, un monde sans femmes” est un cri. A Bombay, un homme très riche est venu me voir après la projection et m’a avoué : “Je me hais. Hier, je suis allé prier au temple pour que ma femme, enceinte, me donne un fils”. Cet homme a entendu. Parfois vous parlez dans le vide, on ne vous écoute pas. Alors, vous frappez un grand coup sur la table et vous hurlez : “Ecoutez-moi”.
VOSTF - 1h38
Avec : Tulip Joshi (Kalki), Piyush Mishra (Jagannath), Pankaj Jha (Rakesh), Deepak Kumar Bandhu (Shailesh), Sanjay Kumar (Brijesh), Shrivas Nydu (Lokesh), Sushant Singh (Sooraj)
Réalisation, scénario : Manish Jhâ
Producteurs : Patrick Sobelman, Nicolas Blanc, Punkej Kharabanda
Image : Venu Gopal
Montage : Shrish Kunder & Ashmith Kunder
son : Resul Pookutty
Décors : Wasiq Khan
Musique : Salim Sulaiman
Production : Ex Nihilo & SMG Productions
Distribution en France : Diaphana
Prix reçus
Mostra de Venise 2003 - Prix de la Critique (Fipresci)
Festival de Thessalonique 2003 - Prix du Public
Festival de Florence River to River 2003 - Prix du Public
Festival de Koszalin 2003 - Prix du Public
Festival du cinéma asiatique de Deauville 2004 - Prix de la Critique internationale